Quinze femmes oubliées de l'histoire de l'Amérique


Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque redonnent ses lettres de noblesse à une Amérique qu'on a trop souvent voulu enterrer


Marie-Christine Lévesque et Serge Bouchard, auteurs de l’ouvrage Elles ont fait l’Amérique <br />
Photo : Pedro Ruiz - Le Devoir

Marie-Christine Lévesque et Serge Bouchard, auteurs de l’ouvrage Elles ont fait l’Amérique 

Leur Amérique n'est pas pure. Elle est polyglotte, métisse, plurielle. Leur Amérique n'est pas celle que l'on raconte dans les livres. Du moins pas jusqu'à maintenant. Dans une superbe mise en textes de certains épisodes de la série De remarquables oubliés, diffusée à ce jour à la Première Chaîne de Radio-Canada, Serge Bouchard et sa conjointe Marie-Christine Lévesque redonnent ses lettres de noblesse à une Amérique qu'on a trop souvent voulu enterrer. Voyage à l'envers du temps.

Lorsqu'il avait vingt ans, plutôt que de s'intéresser à l'amour libre et à la Crise d'octobre, l'anthropologue Serge Bouchard lisait tout ce qui était écrit sur la civilisation algonquienne, l'ancêtre de la plupart des nations amérindiennes du Québec d'aujourd'hui, et rêvait d'aller fouler au nord des terres méconnues. 

C'est ce savoir, accumulé au fil du temps, que Serge Bouchard distille à travers les récits de vie de ces passionnantes remarquables oubliées de l'histoire de l'Amérique, dans le livre Elles ont fait l'Amérique, qui paraît ces jours-ci chez Lux éditeur. En collaboration avec sa conjointe Marie-Christine Lévesque, Serge Bouchard reprend les portraits de quinze femmes qui ont modelé l'Amérique à leur façon. Quinze femmes dont on ne parle plus aujourd'hui, mais qui ont pourtant eu des destinées fascinantes. Quinze femmes qui dévoilent, par leur existence, une Amérique méconnue, une Amérique métisse. Remarquables femmes, remarquables récits. 

Ces femmes, ce sont Mina Benson Hubbard, qui a cartographié le Labrador, en jupe et en canot, et qui a écrit un livre sur ses expéditions, ou Susan La Flesche Picotte, première femme médecin amérindienne, ou encore Esther Eneutseak et sa fille Nancy Columbia, autochtones de Davis Inlet, dans l'Ungava, qui ont participé au cirque Barnum et Bailey, qui présentait des reconstitutions de villages ethniques. Sous le titre «Congrès ethnologiques des tribus étranges et sauvages», on y annonçait «le plus grand regroupement d'êtres surprenants jamais vus sur terre».

Ces deux dernières femmes, écrivent les auteurs, «ont fait la preuve par l'absurde des vices profonds du racisme scientifique».

Au sujet sensible de ce racisme scientifique, Serge Bouchard est intarissable en entrevue. Car, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, un fort courant prétendument scientifique diffusait un classement des peuples selon leur intelligence. Les Anglais y figuraient en haut de l'échelle, explique Serge Bouchard, en compagnie des Français et des Allemands. Suivaient d'autres peuples européens, dont les Russes ou les Polonais. Venaient ensuite les Asiatiques, puis les Noirs, et enfin les autochtones du monde entier.

C'est à cause de ce «racisme scientifique» que les Canadiens ont toujours nié le profond métissage de leur société avec celle des Amérindiens et qu'ils se sont toujours démesurément identifiés à la France, cette nation qui les a abandonnés, dit-il. Et c'est cette société reniée que Bouchard veut faire connaître dans son livre. 

Car on ne s'embarrasse pas ici des frontières du Québec, du Canada ou des États-Unis modernes. Les récits que racontent Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque se déroulent autant aux abords du lac Winnipeg et sur les plages de Terre-Neuve avec les Béothuks, ce peuple anéanti, que sur les «mauvaises terres» du Nebraska. Esther Wheelwright, l'un des personnages de Elles ont fait l'Amérique, provient d'un village puritain de la Nouvelle-Angleterre. Elle a grandi parmi les Abénaquis qui l'ont kidnappée, avant de finir mère supérieure des Ursulines de Québec!

Bouchard en a d'ailleurs contre l'utilisation de la fleur de lys comme symbole du Québec et préférerait qu'on lui substitue plutôt une épinette noire rabougrie, meilleur témoin de ce qu'a été l'histoire de l'Amérique. 

Oiseau-mouche sur museau d'ours


Marie-Christine Lévesque était depuis longtemps la première lectrice de Bouchard lorsqu'elle s'est mise en tête de réaliser ce projet à partir des émissions radiophoniques. Elle a notamment travaillé, alors qu'elle était éditrice aux éditions du Passage, aux deux tomes des Confessions animales de Bouchard. En présentation des textes, ils expliquent qu'ils sont un peu ensemble comme l'oiseau-mouche sur le museau de l'ours. 

«Confidence: Serge écrit à la hache, laissant de gros copeaux traîner dans des textes qu'il oublie aussitôt brouillonnés. Il écrit comme un ours, renversant tout et ne ramassant rien. Moi, je suis un peu son contraire. Je suis littéraire, minimaliste. Serge me donne le spectacle de l'abondance, je lui propose le théâtre du menu rien. L'oiseau-mouche sur le museau d'un ours, voilà ce que nous sommes», écrit-elle.

Selon le plan de match actuel, le tome suivant des remarquables oubliés devrait porter sur les coureurs des bois et s'intituler Ils ont couru l'Amérique. Le troisième tome, Ils ont perdu l'Amérique, devrait s'intéresser spécifiquement aux Amérindiens.

Mais Marie-Christine Lévesque ne désespère pas d'ajouter un deuxième tome sur les femmes à cette collection. En attendant, Serge Bouchard a déjà préparé une série de nouvelles émissions sur de remarquables oubliés, lesquelles seront diffusées à l'automne à la Première Chaîne de Radio-Canada. Le redresseur de torts n'a pas fini son oeuvre.

Les auteurs sont présents au Salon du livre de Québec.

Un regard sur le monde à travers les yeux d'un autochtone